D’un canton à l’autre de la Suisse romande, le français ne s’est pas implanté au même moment, et n’a pas subi les mêmes influences. Comme on l’expliquait dans un précédent billet, les cantons de Fribourg et du Valais, le français est resté en contact avec les patois plus longtemps que dans d’autres régions. Dans les cantons de l’Arc jurassien, la proximité avec les dialectes germaniques a exercé une influence plus marquée sur le français local. A Genève, c’est évidemment le contact précoce et prolongé depuis des siècles avec le français de France qui a explique pourquoi aujourd’hui certaines usages sont privilégiés par rapport à d’autres. Et si on ajoute à cela le fait que le fédéralisme contribue depuis des siècles à entretenir les particularités linguistiques cantonales, on comprendra sans aucun mal pourquoi le français que l’on parle d’un bout à l’autre de la Confédération n’a ni les mêmes teintes, ni les mêmes sonorités.
Note sur les cartes: les cartes commentées dans ce billet sont issues d’enquêtes, auxquelles nous invitons les internautes qui nous lisent à participer (pour accéder à l’enquête en cours, cliquez ici). En pratique, nous posons des questions sur les mots ou expressions employées pour désigner tel ou tel objet ou telle ou telle situation, et nous calculons ensuite le pourcentage d’internautes ayant sélectionné telle ou telle réponse pour chaque district francophone de Suisse. Dans les cartes qui illustrent ce billet, nous avons fait figurer les réponses majoritaires sans tenir compte de la variation effective (le seuil a été fixé à 50%, alors que les valeurs s’agencent de 0 à 100%). Il est donc probable qu’elle ne reflètent pas toujours votre usage personnel. Souvenez-vous donc en lisant les cartes que c’est l’usage majoritaire de l’échantillon (le nombre de participants pour chaque carte oscille entre 1500 et 4000) qui est représenté!
Dans ce billet, nous allons examiner cinq cartes qui mettent en lumière la diversité des dénominations, qu’il s’agisse d’objets courants ou de situations. Ces cartes ont été choisies car elles révèlent le caractère fragmenté du français pratiqué en Romandie, mais sont loin d’en donner une vision représentative… N’hésitez donc pas à consulter les autres billets déjà publiés sur ce blog pour compléter, et sinon inscrivez-vous à notre infolettre pour ne pas manquer l’épisode 2!
Vous allez à la boulan’ ou la boulang’?
En français, les locuteurs ont tendance à raccourcir les mots qui sont fréquents, et à ne pas prononcer la ou les syllabes finales de tel ou tel mot, voire de telle ou telle phrase. Après tout, quand on y pense bien, pourquoi dire cinéma quand on peut être compris en disant tout simplement ciné? L’apocope, qui désigne ce processus qui consiste à supprimer un ou plusieurs sons à la fin d’un mot, est un phénomène bien connu dans l’histoire de l’évolution du latin vers le français. Il reste d’ailleurs assez fréquent dans le français familier ou non-surveillé que l’on parle au XXIe s.
Le saviez-vous? Le latin homo (qui signifie « homme »), a donné « hom’ » dans des usages contractés, puis a évolué en formes réduites comme « on » en français moderne. Le pronom est aujourd’hui utilisé dans un sens généralisé ou impersonnel (à table, on mange!).
Mais ce qu’on sait moins, c’est que dans la francophonie, tous les locuteurs n’apocopent pas de la même façon. En Belgique, on ne parle pas de l’université mais de l’unif (le [f] provient d’une prononciation relâchée du [v], laissé final dans la coupure de université en univ), alors qu’en Suisse on va à l’uni. Sinon, vos exa(m), est-ce que vous les révisez à la bibli ou à la biblio? Et vos meilleurs barbecues, vous les tapez au bordu ou au bordul? La réponse à cette dernière question, on le sait, divise les Romands, comme on l’expliquait ici. Et de façon suprenante, la façon dont on abrège le mot boulangerie est tout aussi distinctive en Suisse…

On voit sur la carte que la version boulan – tout à fait surprenante pour les oreilles des locuteurs de France -, l’est tout autant pour les témoins romands établis dans les cantons de Vaud, de Genève, du Valais et de Fribourg, qui préfèrent boulang!
S’encoubler en s’achouper ?
Le verbe s’encoubler est l’un des régionalismes les plus emblématiques du français que l’on parle en Suisse romande. S’il est si souvent mentionné lorsqu’on demande à des Romands un mot typique de leur région, c’est parce qu’il ne trouve pas d’équivalent exact dans le français standard parlé en France. Il décrit de manière concise l’action de se prendre les pieds dans quelque chose, et éventuellement de tomber, un concept pour lequel le français hexagonal n’a pas de verbe unique…

Dans une bonne partie du canton de Fribourg, on observe même une variante locale pour décrire cette action: achouper (aussi écrit achoupper), sans doute passé en français par l’intermédiaire du patois fribourgeois (ou influencé par celui-ci), est utilisé pour exprimer la même idée.
Pour la petite histoire, sachez que le verbe achopper est attesté en français de référence avec le sens de « trébucher en heurtant du pied », comme on peut le lire dans cet article du TFLi. Mais il demeure rare dans cette acception.
Un peu de rampon ou de doucette?
La salade qu’on appelle valerianella locusta prend le nom officielle de mâche en français de référence. Comme le rappelle la page Wikipédia dédiée à cette plante, il existe des dizaines de termes alternatifs en français. En Suisse romande, deux d’entre eux sont particulièrement bien implantés, et dépendent de l’endroit où on se trouve…

Le type rampon appartient à la même famille que le français raiponce (qui faire référence à une autre plante) et l’allemand Rapunzel, qui désigne aussi de la « mâche » (notons toutefois qu’en Suisse alémanique, c’est le terme de Nüsslisalat qui est le plus répandu, comme le rappelle l’auteur du Dictionnaire suisse romand). Il est préférentiellement employé dans les cantons de l’Arc jurassien, ainsi qu’à Fribourg. Ailleurs, c’est doucette qui arrive en tête des suffrages!
Pince brucelles ou pince à épiler?
Dans le français que décrivent les dictionnaires élaborés à Paris, une brucelles est une paire de « petites pinces à ressort qui sert à saisir des objets de très petite taille » (TLFi). Dans ce dictionnaire comme dans le Grand Robert de la Langue Française, brucelles est marqué comme techn., ce qui signale que son sens appartient au domaine technique ou spécialisé, souvent lié à un champ professionnel, scientifique ou technologique.
En Suisse, brucelles a un sens qui dépasse largement le domaine technique pour s’inscrire dans l’usage courant… Puisqu’il désigne couramment ce qu’on appelle en France une pince à épiler!

On voit toutefois que le Valais fait bande à part, car on utilise plutôt l’expression pince à épiler.
Outre-atlantique : Le Wiktionnaire signale que cet emploi étendu de (pince) brucelles pour parler de « pince à épiler » est aussi répandu dans le français que l’on parle au Québec!
L’origine de cette divergence lexicale pourrait être liée à la répartition des métiers techniques ou artisanaux, comme l’horlogerie. Ce secteur, fortement implanté dans des cantons comme Neuchâtel ou Vaud, aurait favorisé la diffusion du terme brucelles, employé dans un contexte professionnel pour désigner une pince fine. En revanche, le Valais, historiquement moins marqué par l’industrie horlogère, aurait conservé un usage plus proche du français de France avec pince à épiler.
La lettre J, c’est un JI ou un IJ?
Bon et pour finir, revenons sur un petit problème de prononciation. Comment prononcez-vous la lettre J? Vous êtes plutôt team IJ ou team JI? Les dictionnaires du français de référence ne donnent que la seconde prononciation (v. notamment le TLFi ou le Grand Robert de la Langue Française, mais on peut aussi se référer au Wiktionnaire).
En Suisse romande, on observe toutefois une opposition nette entre les cantons de l’ouest (Vaud et Genève) et ceux de l’est (Jura, Berne, Neuchâtel, Fribourg et Valais):

La variante IJ est encore majoritaire dans certains cantons comme Vaud et Genève. Elle représente une articulation plus ancienne, où le J est prononcé avec une combinaison de voyelles et semi-consonnes ([i] suivi d’un [ʒ], comme dans [iʒ]). Ce phénomène reflète toutefois le maintien d’une tradition linguistique qui tend toutefois à disparaître avec le renouvellement générationnel. La prononciation JI, si elle est encore minoritaire, devrait devenir majoritaire dans quelques années…
Le mot de la fin
Nous n’avons pas toujours en mesure d’expliquer pourquoi telle ou telle variante était répandue sur telle ou telle portion de territoire, mais ce n’est pas ce qui était important ici. N’hésitez donc pas à nous faire part, dans l’espace commentaire de ce blog ou sur les réseaux sociaux, de vos hypothèses et de vos suggestions ! Dites-nous aussi si vous avez des idées d’article, si on a les données on vous exaucera, promis!
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