Raisinets ou groseilles? Les secrets des petits fruits en Suisse romande

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On dit souvent que les noms des plantes, arbustes et fruits constituent des lieux privilégiés pour l’étude des régionalismes du français. Pourquoi? parce que leur culture, ancestrale, rime souvent avec l’utilisation d’un vocabulaire qui puise ses racines dans les dialectes et les patois que parlaient naguère couramment nos (arrière-)grands-parents.

Le cas de ces petites baies rouges, qu’on appelle en Suisse romande « groseilles », « raisinets », « raisinelets » ou plus rarement « raisins de mars », et avec lesquelles on confectionne d’excellentes tartes et gelées, est particulièrement instructif, parce qu’il dément justement cette idée que le français régional serait ce qu’il reste des patois aujourd’hui disparus…

Les dénominations de la ‘groseille’ en français

Dans le français des dictionnaires rédigés à Paris, on appelle « groseille » cette baie de couleur rouge-rosé, fruit du groseillier.

Historiquement, le mot est attesté pour la première fois au XIIIe s., sous la forme grosele. Il est issu d’un mot d’origine germanique qui désigne un « fruit crêpu » (à rapprocher du suisse alémanique Kräuselbeere).

En Suisse romande, le mot groseille est aussi employé, mais il y désigne une variété de groseilles plus grosses, de couleur vert clair, qu’on appelle de l’autre côté de la frontière « groseilles à maquereau ».

Pour nommer la petite baie rouge qui pousse en grappes, et que les Français appellent « groseille », les Romands disposent de deux autres mots supplémentaires: raisinet et raisinelet.

Etymologiquement, raisinet et raisinelets sont tous deux dérivés sur le mot raisin. Les suffixes –et (comme dans garçonnet, sur garçon) et –elet (comme dans maigrelet, sur maigre) ont une valeur diminutive. Ils rappellent l’analogie de forme qu’il existe entre la groseille et le raisin, le premier étant plus petit que le second.

Comme on peut le voir sur la carte ci-après, la répartition des trois variantes varie d’un canton, voire d’un district à l’autre. Dans le Jura, c’est raisinelet qui est arrivé en tête des sondages, même si cette variante est concurrencée dans le district de Porrentruy par raisinet.

Figure 01. Principales dénominations de la « groseille à grappes » en français de Suisse romande, d’après l’enquête « Quoi tu dis? (2023-2025)« , de Céline Rumpf.

En Valais, on a enregistré la variante groseille, similairement à ce que l’on peut entendre dans le français de Paris. Ailleurs, au sein des cantons de Neuchâtel, de Vaud et de Fribourg, c’est la variante raisinet qui domine. À Genève enfin, raisinet est employé de façon concomitante avec groseille.

Les données sont issues d’une enquête conduite par Céline Rumpf, assistante doctorante au Centre de dialectologie et d’étude du français régional de l’université de Neuchâtel. L’enquête a été conduite en 2023, et a permis de toucher un peu plus de 3000 internautes ayant déclaré avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse en Suisse romande. Si vous voulez en savoir plus sur la façon dont les questions ont été posées, vous pouvez lire cet article. Sur la méthode de confection des cartes, c’est par ici.

Les commentaires réalisés par les internautes nous indiquent par ailleurs l’existence d’une autre forme dans le canton de Genève: raisin de mars (qu’on trouve aussi orthographiée raisin de marc ou raisin de mar, car le -s final ne se prononce pas). Au total, quatre témoins ont signalé cette variante, à côté de raisinet et de groseille.

Dans les patois

Dans les patois qu’on parlait naguère couramment en Suisse romande il y a plus d’un siècle, les choses sont complètement différentes. Un coup d’oeil à la carte ci-dessous, réalisée à partir des données récoltées par l’enquêteur de l’Atlas Linguistique de la France à la fin du XIXe s., permet d’en rendre compte:

Figure 02. Dénominations de la « groseille rouge » dans les dialectes galloromans de Suisse romande, situation vers la fin du XIXe s., d’après l’Atlas Linguistique de la France (carte n° 670: ‘groseilles’)

La plupart des témoins utilisent des formes qui se rattachent au français groseille. Les variantes raisinet ou raisinelets, attestées dans le Jura (points 73, Courrendlin; 71, Péry et 64, Les Bois) ou dans le canton de Neuchâtel (point 63, Le Landeron) sont tout à fait minoritaires.

Pour faciliter la lecture, on a classé les réponses en fonction de leur étymon, c’est-à-dire qu’on a seulement fait apparaître sur la carte les mots en fonction de la racine lexicale à laquelle elles se rattachent.

En Valais, on a relevé des compositions comme raisin de mars, raisin de montagne ou raisin de (la) Saint-Jean. A Genève (point 936), la forme n’a pas pu être étymologisée, tout comme la forme à Evolène (point 988).

Les données sources nous indiquent aussi que pour certains points, c’était le même mot qui était employé pour désigner les baies rouge de petite taille et les baies de couleur verte tirant sur le violet, un peu plus grosses. Aux points 937 (Gingins, VD), 959 (Vevey, VD), 979 (Lens, VS) et 988 (Évolène), les mots donnés servent aussi bien à désigner l’une et l’autre des variétés de baie. Dans d’autres communes en revanche, comme aux points 64 (Les Bois, JU), 989 (Vissoie, VS) et 978 (Nendaz, VS), on utilisait des mots différents les petites baies rouge et les grosses baies vertes. Soulignons d’ailleurs que dans ces localités, c’est à chaque fois un terme qui se rattache à la famille du français groseille qui désigne le fruit vert.

Tentative de scénario historique

La situation linguistique que nous observons aujourd’hui en Suisse romande ne trouve pas son origine directe dans les patois. Au milieu du XXe siècle, ces derniers ont vu leur usage décliner sous l’effet de plusieurs facteurs: la montée en puissance du français standard, la généralisation de l’enseignement en français, et l’avènement de la grande distribution. Cette modernisation a profondément remodelé le paysage linguistique régional. Les termes issus du patois ont peu à peu cédé la place à des formes plus uniformisées, conduisant à une reconfiguration complète des dénominations populaires.

Pour éviter les confusions dues à l’homonymie de groseille qui devait exister en patois, le français romand a instauré une distinction claire: raisinets ou raisinelets pour les petites baies rouges, et groseille pour les grosses baies vertes (souvent appelées groseilles à maquereau en France). Cette règle s’est imposée dans la majorité des régions, à l’exception du Valais, où groseille a continué de désigner les petites baies rouges, préservant ainsi un usage plus proche du français parisien.

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Quant à l’expression raisin de mars, autrefois attestée dans les patois et également employée dans le français régional de Genève, elle a progressivement disparu des usages courants. Les données récoltées dans le cadre de l’enquête de 2023 montrent que cette locution est aujourd’hui presque oubliée, avec seulement quelques témoignages isolés dans le canton de Genève. Une analyse des archives de la presse romande révèle d’ailleurs une forte baisse des occurrences de cette expression à partir de la fin des années 1970, confirmant son effacement progressif.

Au total, cette comparaison des patois et du français régional montre bien que la langue a évolué non pas en continuité directe avec les formes dialectales, mais par une recomposition orchestrée autour de nouveaux besoins linguistiques dans un contexte moderne. La distinction raisinet/groseille s’est diffusée en réponse à ces évolutions, tandis que certaines variantes, comme raisin de mars, ont peu à peu été reléguées à l’arrière-plan, marquant la fin d’une époque où les parlers locaux dictaient encore une part importante des pratiques langagières quotidiennes.

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À propos de l’auteur

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l’intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l’université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d’étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.