Saviez-vous que si on parle aujourd’hui français en Suisse romande, il n’en a pas toujours été ainsi? Pendant des siècles, les Romands parlaient des langues cousines du français, elles aussi descendantes du latin. Comment le français a-t-il pris racine en Suisse romande et éclipsé les autres langues? Pour comprendre de quelle façon cette transition s’est opérée, il est essentiel de plonger dans l’histoire riche et complexe de la région…
L’Héritage Romain
Durant l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge, l’actuelle Suisse romande, comme le reste de l’actuelle France et de l’actuelle Belgique, est occupée par les Gallo-Romains. Ces derniers sont les descendants des premiers occupants connus de cet espace (les fameux « Gaulois »). Ils ont adopté la langue et la culture latine, importées au moment de la colonisation de leur territoire par les Romains au cours du Ier siècle avant J.-C.
Le saviez-vous? On a coutume d’appeler « galloroman » le latin parlé en Gaule pendant l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge. Cette dénomination tardive, proposée par les linguistes, n’a jamais été employée par les peuples de l’époque, qui pensaient parler latin. Les recherches montrent toutefois que le latin qu’ils pensaient parler était très différent du latin classique que pratiquait Jules César. Les Gaulois ont en effet adopté le latin comme une langue étrangère et, en le transmettant à leurs descendants, ils l’ont fait avec leur accent. Ces différences de prononciation portaient en elles les germes d’une évolution plus importante encore…
Du latin aux dialectes
À partir du Moyen Âge, les textes dont on dispose montrent que la langue que parlaient les Gallo-Romains avait tellement évolué qu’il n’était vraiment plus possible de continuer à l’appeler latin. Compte tenu du fait que ces évolutions n’avaient pas suivi les mêmes trajectoires d’un bout à l’autre du territoire, les savants se sont mis d’accord pour distinguer trois « familles » à l’intérieur du galloroman.
Dans la partie septentrionale de l’actuelle France, en Belgique, mais aussi dans les actuelles terres qui composent le Jura en Suisse, on a appelé le galloroman médiéval « (ancien) français », en raison des traces qu’ont laissées les peuples Francs (représentés par les dynasties fondées par Clovis et Charlemagne) sur le latin celtisé qu’on parlait dans cette région.

Dans le sud de l’actuelle France, le galloroman a connu des évolutions moins significatives qu’au nord, en raison de l’implantation plus profonde des Romains sur ce territoire et des influences moins marquées des dialectes germaniques que parlaient les Francs. Il est resté plus proche de l’espagnol, du catalan et de l’italien. On l’a longtemps appelé provençal (en raison du nom de la région où les Romains se sont d’abord établis, la Provence), puis on a proposé le nom d’occitan (compte tenu qu’il s’agit d’un groupe aussi appelé langues d’oc).
Dans De Vulgari Eloquentia, Dante distingue trois grandes familles linguistiques selon la manière de dire « oui ». Il oppose ainsi les langues d’oc (sud de la France), où l’on dit « oc »; les langues d’oïl (nord de la France), où l’on dit « oïl » (ancêtre de notre « oui »); et les langues de si (Italie), où l’on dit « si ».
De part et d’autre du Rhône et du Rhin, au cœur des Alpes, dans une région formant un quadrilatère borné par les villes de Neuchâtel (CH), Roanne, Grenoble (France) et Aoste (Italie), les variétés de latin ont connu des évolutions intermédiaires, plus avancées que celles du provençal, mais moins fortes que celle du français. Pour cette raison, on a appelé « francoprovençal » cet ensemble de dialectes qui présentent des similitudes à la fois avec l’ancien français et l’occitan.
Influence de la culture française
À partir du Moyen Âge, en Suisse romande comme dans les autres régions où l’on parlait des dialectes d’oïl, le latin cède peu à peu sa place à l’ancien français dans les textes écrits.
Les Serments de Strasbourg constituent le plus ancien texte conservé en français ! ✍️
— le CMN (@leCMN) March 14, 2022
Signés en 842, ils scellent l’alliance entre deux petits-fils de Charlemagne : Louis le Germanique et Charles le Chauve. 🤝https://t.co/06VDBO9D8A pic.twitter.com/My8FoYeTdL
Parallèlement, les dialectes – formes locales qu’a prises le galloroman au fil des siècles – ont continué d’évoluer et de se différencier les uns des autres à l’intérieur des régions où ils étaient pratiqués, prenant ainsi des teintes de plus en plus différentes d’un village à l’autre, de sorte que l’intercompréhension entre les habitants de villages voisins est devenue de plus en plus difficile, jusqu’à devenir impossible.
En dialectologie, l’intercompréhension désigne la capacité de locuteurs de différents dialectes à se comprendre sans forcément connaître la variété de l’autre. L’intercompréhension dépend de la proximité linguistique entre les parlers : plus les dialectes partagent des traits communs, plus ils sont compréhensibles entre eux.
Aux XVIe et XVIIe siècles, l’influence de la culture française s’est accentuée avec l’établissement de la République de Genève en tant que centre culturel et intellectuel francophone. La ville, bastion de la Réforme protestante, a alors attiré des intellectuels et des écrivains de toute l’Europe, renforçant ainsi le statut du français comme langue de la diplomatie et des élites.
Le rôle de l’éducation et des médias
Au XIXe siècle, l’instauration de l’école obligatoire a été un tournant décisif pour la diffusion du français en Suisse romande. Les réformes éducatives ont également introduit le français comme langue d’enseignement principal. L’éducation a ainsi permis de remplacer progressivement les dialectes locaux par le français académique, consolidant ainsi son statut de langue maternelle dans la région.
Variation intercantonale – Soulignons qu’au fil des siècles, la diffusion de la variété de français devenue langue officielle de la France ne s’est pas faite de façon uniforme à l’intérieur de la Suisse romande: les locuteurs des cantons catholiques ont notamment conservé leurs patois plus longtemps que ceux des cantons protestants. Depuis la généralisation de l’enseignement primaire dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il n’existe plus de locuteur unilingue. Et, mis à part quelques cas isolés dans la commune d’Evolène (VS), plus aucun Romand n’apprend aujourd’hui le patois avant d’apprendre le français.
Au XXe siècle, l’urbanisation et l’essor des médias de masse ont contribué à la prédominance du français dans les conversations quotidiennes. La radio, la télévision et la presse écrite ont joué un rôle crucial dans la diffusion de la langue, facilitant son adoption comme langue principale par la majorité des habitants de Suisse romande. Les médias ont également contribué à promouvoir une image moderne et dynamique de la culture francophone, attirant de nombreux artistes et créateurs dans la région.
Conclusion
Aujourd’hui en Suisse, le français bénéficie d’une reconnaissance institutionnelle. Il est l’une des trois langues officielles de la Confédération et la seule langue officielle des cantons les plus à l’ouest de la Suisse romande. Grâce au principe de territorialité, il est protégé et valorisé dans son territoire traditionnel. Ailleurs, ce sont les lois linguistiques qui permettent d’assurer une parité entre les langues nationales, garantissant au français une représentation équitable dans les institutions fédérales.
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Quant aux langues régionales telles que le francoprovençal et le franc-comtois, bien qu’elles n’aient aucun de statut officiel, elles bénéficient néanmoins d’un soutien dans le cadre du patrimoine culturel. Ce soutien se manifeste principalement à travers des programmes éducatifs et culturels régionaux qui visent à préserver ces parlers en tant que partie intégrante de l’identité locale.
Poursuivez votre lecture !
Si vous voulez en savoir plus, nous vous conseillons la lecture de ce petit opus rédigé par Dorothée Aquino-Weber et Julie Rothenbülher, auquel le titre de ce billet fait écho.
Pourquoi parle-t-on français en Suisse romande? Interview de Dorothée Aquino pour l’émission Forum de la RTS (mai 2022)
Et si vous voulez aller encore plus loin, plongez-vous dans la bible que constitue l’Histoire linguistique de la Suisse romande d’Andres Kristol!
Le parler romand à travers les âges. Interview d’Andres Kristol pour l’émission Tribu de la RTS (janvier 2024)
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